Les brutes
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Les brutes tentent de nous imposer leur loi : fais-ci, pas ça, va par là, et moufte pas. C'est énervant, pesant, néfaste (on se sent tout petit, faible) et surtout nuisible au bien-être et à la joie de vivre, qui sont deux trucs importants. L'astuce, c'est de leur résister. De les envoyer paître. Mais ce n'est pas toujours évident (d'autant qu'elles peuvent prendre mille formes, à gros sabots ou en tongs). Voici donc, à toutes fins utiles, un manuel de résistance aux brutes, brillamment éclairé par des planches artistiques, et traité par l'exemple : celui de l'opposition habile aux forces armées, qui ne rigolent pas.
Maison d’édition : Éditions Scali
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Cet ouvrage appartient à la catégorie de ce que les spécialistes qualifient de "roman graphique", où le texte (une histoire complète) se partage la vedette avec les graphismes souvent pleine page. Sans rien y connaître, j''aurais certainement pensé qu''il s'agissait là d''un album illustré si je n''avais pas découvert les spécificités du genre grâce à la préface très instructive de Patrick Eudeline (directeur de la collection Graphic aux Éditions Scali) qui propose avec ce genre d''ouvrages de «faire comme si le phylactère n''avait jamais existé».
Ainsi, «les brutes» est un roman graphique que j''ai découvert avec un vif enthousiasme. D''une part, et au premier contact, grâce aux illustrations, aux dessins, aux graphismes (là, j''avoue que je ne sais pas quelle est leur dénomination exacte) de Dupuy & Berberian : sobres, nets, monochromes, estompés et tellement expressifs. Puis, d''autre part, à son texte tout en humour, grinçant parfois et en autodérision souvent.
Quant à l''histoire, Philippe Jaenada nous parle ici d'un temps que les moins de (euh ! je compte)' 23 ans (?) ne peuvent pas connaître car ils échappent depuis quelques années à la conscription. Vous l''avez sans doute compris, l''auteur aborde les incontournables Trois jours, seuls en mesure à l''époque d''évaluer l''aptitude de l''ensemble de tous les braves garçons âgés de plus de 18 ans à effectuer le service militaire (épreuve indispensable aux yeux de beaucoup pour les transformer en hommes, en vrais). S'ensuivait alors (en cas d''aptitude) une année sous les drapeaux, le crâne rasé à se lever à l''aube pour «effectuer des exercices débiles» sous les ordres de chefs «sadiques» et peut-être en plus se faire tabasser par ses camarades de chambrée.
«Les brutes tentent de nous imposer leur loi : fais-ci, pas ça, va par là, et moufte pas [...'] L''astuce c''est de leur résister. De les envoyer paître.»Et pour Philippe Jaenada (comme pour bien d'autres), cette incorporation abusive était absolument inconcevable ayant tant d''autres choses à faire (lesquelles, il ne savait pas vraiment mais il aurait bien trouvé, pas de doute là-dessus). Ce fut en tout cas la première vraie révolte de son existence. Alors déterminé à ne pas sacrifier une année de sa précieuse existence, le narrateur a-t-il dû, par d'ingénieuses comédies frisant parfois la bouffonnerie mais somme toute tellement appropriées, déjouer le verdict implacable d''une éventuelle aptitude. Et les stratagèmes sont criants de vérité. Quel n''était pas leur soulagement mêlé d''une certaine fierté quand les futurs appelés réfractaires parvenaient à décrocher le précieux document stipulant qu''ils étaient réformés P4 (asociaux, inaptes à la vie collective'), ou P5 (aux limites de la schizophrénie) pour ceux qui avaient poussé encore plus loin l''originalité de leur mise en scène.
Ainsi et sous le couvert d''une autodérision drolatique, ce livre est caustique à souhait sans pour autant militer dans un antimilitarisme de base et pointant avec une juste perspicacité l''absurdité (pour certains) d''un contexte à présent révolu.